La série Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank, du photographe japonais Nobuyoshi Araki est présentée dans la Galerie 3 de la Bourse de Commerce.
Réalisée en 1993, trois ans après le décès de sa femme, Yoko Aoki, cette série rassemble 101 photographies en noir et blanc. Dans l’austérité du studio ou dans l’intimité de la chambre, le photographe saisit le modèle féminin dans des postures de stricte frontalité, explicite et sans concession, tout comme dans des mises en scène érotiques. Ces images sont rythmées de photographies du quotidien d’Araki désormais veuf : natures mortes, rues et ciel de Tokyo, le chat Chiro adopté avec sa femme… Parmi elles, les photos de rues font écho au travail de Robert Frank (1924-2019), pionnier de la photographie américaine, à qui Araki a dédié cette série à l’occasion de son exposition au musée de Yokohama. Dans cette juxtaposition, Araki explore son environnement intime et s’interroge sur son désir comme sur la perte.
Le travail d’Araki est connu pour la prise directe avec sa réalité qu’il expérimente, vit et transforme pour ainsi dire en fiction. Une position très différente du reporter, dont l’œil réputé « objectif » ne fait qu’observer et enregistrer. Araki n’est pas très éloigné de la génération des Joan Didion, Tom Wolfe ou Norman Mailer, actifs aux États-Unis dans les années 1960-1970, qui passent très facilement du reportage subjectif et personnel à la fiction et qui ont forgé ce qui a été appelé le New Journalism. Araki va peut-être plus loin en prenant pour sujet d’étude sa propre individualité. Ainsi, cette mosaïque photographique renvoie à la pensée complexe de l’artiste, au cœur de ses sentiments, pulsions et réflexions. Chaque image, quel que soit son sujet, du plus banal au plus sulfureux, trouve sa place dans l’écriture de son expérience du temps.
« Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank, connu aussi sous le titre 101 Works for Robert Frank, est un ensemble dédié à l’auteur des Américains, ouvrage paru aux éditions Robert Delpire en 1958. Aussi programmatique que factuel, cet ensemble, avec un nombre d’images et un dédicataire, paraît limpide, trop peut-être. Malgré ces éléments tangibles, un regard plus approfondi révèle des doubles-sens, des interrogations. Arrêtons-nous un instant sur le nombre 101. Souvent utilisé dans la vente ou le marketing, le 101 donne le sentiment d’un dépassement généreux, d’une promesse d’opulence. C’est l’idée d’aller au-delà de la limite, comme si l’œuvre s’ouvrait à quelque chose de plus grand qu’elle-même ; voire d’illimité avec toutes les symboliques qui peuvent s’y agréger comme l’infini ou la perpétuation. Le nombre ou la cote 101 peut également faire penser au psaume 101 de la Bible que l’on attribue à David et qui traite de la fidélité et du mensonge. Le portfolio, réalisé trois ans après le décès prématuré de sa femme Aoki Yoko, porte en lui cette blessure, cette noirceur, qui marqua un tournant de l’œuvre de l’artiste. Ainsi, après la prise en compte du contexte de création et du choix numéral, la symétrie du nombre 101 peut interpeller. Nombre palindrome, il se compose de deux unités semblables séparées par un zéro, une possible métaphore du vide imposé par la disparition de sa bien-aimée. De surcroît, cette symétrie pourrait invoquer un face-à-face avec Robert Frank, à la fois comme individu et comme auteur des Américains. […] »
Matthieu Humery, commissaire de l’exposition, extrait de Shi Nikki (Private Diary for Robert Frank), coédition delpire & co et Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2021