Les Américains de Robert Frank est considéré comme l’un des livres photographiques les plus importants et les plus influents du xxe siècle. Il résulte du projet de Frank de photographier les États-Unis avec le soutien de deux bourses Guggenheim successives, en 1955 et 1956. Publié pour la première fois en 1958 à Paris par Robert Delpire, il est finalement édité en Amérique par Grove Press en janvier 1960 avec une préface de Jack Kerouac. Plus qu’un simple recueil de quatre-vingt-trois photographies en noir et blanc, c’est une synthèse d’innovations formelles et une révolution du regard qui, prises ensemble, forment un propos cohérent et puissant.
Les Américains combine une approche innovante de la technique et du sujet, dans les images elles-mêmes comme dans leur agencement sous forme de livre. Frank a exploité les caractéristiques uniques de la photographie en noir et blanc 35 mm tels que le flou, l’inclinaison ou le grain d’une manière inédite et expressive. Alliant le style documentaire à un point de vue subjectif, Les Américains a introduit de nouveaux sujets dans la photographie d’art – des choses banales et des lieux jusqu’alors négligés. Dans cette imagerie radicalement neuve de l’Amérique, les symboles, telle la bannière étoilée, sont constamment revisités au long du livre par leur répétition ou par leur enchaînement.
Contrairement à tant de livres des années 1950, Les Américains n’adopte ni une présentation chronologique ou géographique simpliste, ni des appariements d’images convenus. Le format retenu, sobre et classique, rappelle les premiers ouvrages photographiques qui consistaient en des tirages reliés dans un album, la page vierge de gauche étant le verso du tirage précédent. Robert Frank entend transmettre du sens visuellement, sans mots, légendes narratives ou explicatives, par la seule juxtaposition de sujets et de formes dans le cadre. La mémoire du spectateur se voit sollicitée. Chaque photographie doit être scrutée individuellement, mais au fil des pages, les impressions retenues plus tôt dans la séquence créent une résonance avec l’image présente sous les yeux. La répétition fréquente de certains motifs fonctionne ainsi comme un refrain musical. Cette maîtrise magistrale du séquençage pour impliquer le mouvement et créer de nouvelles significations rend d’autant plus évidente l’orientation du photographe vers le cinéma, après la publication des Américains.
Entre ironie et tendresse, Les Américains constitue une critique incisive de la société américaine. Robert Frank y révèle une nation racialement divisée et spirituellement en faillite. Critiqué sinon incompris par la presse photographique américaine de l’époque, l’ouvrage est rapidement salué par les jeunes photographes qui lui vouent un culte. Au cours des années 1960, il a acquis un statut légendaire jamais démenti depuis. Réédité pour la première fois en 1968, et par la suite en diverses langues, la plus récente des éditions françaises vient de reparaître chez delpire & co.
Par Stuart Alexander, directeur éditorial chez delpire & co.