depire & co est honoré d’accueillir Raphaël Lecoquierre pour Moires, une exposition qui s’inscrit dans le cycle des expositions cachées du 13 rue de l’Abbaye, qui donne à voir trois nouvelles pièces réalisées pour l’occasion. Parallèlement une œuvre pérenne sera installée par l’artiste sur un élément central de la librairie.
Enfin, Raphaël Lecoquierre invite la cheffe Léa Maltese pour une collaboration qui sera activée le jour du vernissage dans l’entrée de la librairie et qui évoluera tout au long de l’exposition.
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Raphaël Lecoquierre développe une pratique intimement liée à l’image photographique, aussi bien ses propriétés matérielles propres que son pouvoir suggestif, qu’il manipule à l’aide d’expérimentations et de procédés singuliers. À la fois minimal, poétique et radical, son travail questionne notre rapport au visible à travers un renversement de la représentation. S’inspirant de différentes traditions picturales ou conceptuelles, ses œuvres étendent le regard des spectateur·rice, laissant libre cours aux interprétations les plus diverses.
La série Nūbēs regroupe un ensemble de tableaux, sculptures et installations réalisés à l’aide d’un procédé faisant usage d’un vaste ensemble de photographies analogiques vernaculaires. Ces images de famille, de paysages ou autres instruments de mémoires glanées et accumulées au fil du temps, sont dissoutes par oxydation afin de se voir extraire leur substance colorée. Les encres prélevées sont incorporées à du stuc vénitien et utilisés comme matière première pour la création de motifs. Ainsi, les images documentant le monde disparaissent et se renouvellent à la surface d’oeuvres nébuleuses d’une large diversité de formats, envisagés comme des fragments d’un objet infini.
Pour ‘Moires’ Raphaël Lecoquierre propose une triade de pieces issues du corpus Nūbēs spécialement concues pour le meuble à tiroirs de la librairie. Le titre renvoie aux trois divinités du destin de la mythologie grecque ainsi qu’à l’aspect chatoyant de la surface des œuvres de l’exposition.
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Mangeons les images
L’histoire de l’art et des images n’a retenu qu’une seule manière d’appréhender les images, par les yeux, sans contact et uniquement sous la forme d’une absorption conceptuelle et même plus profondément encore métaphysique. Ce dispositif est pensé dès les théories aristotéliciennes et dès la publication du bibla ta poiètikè tekhnè, le livre de la poétique. Le rapport à l’image est alors – et le demeurera jusqu’à nous – un plaisir désintéressé, non-consommant, non pénétrant et sans contact. On nous répète alors depuis l’enfant qu’on ne doit toucher qu’avec les yeux.
Mais cette thèse catégorique à durablement marqué l’histoire des représentations au point de faire disparaître presque totalement une autre histoire de l’art, demeurer obscure, celle d’une histoire de l’iconophagie. À l’inverse de la théorie classique de l’art, s’est développée une autre histoire de l’art, secrète, oubliée tout autant que méprisée, celle d’une pratique iconophage qui consiste à imaginer que les images se saisissent par la bouche et par l’ingestion. Dès lors l’image se prend, se met dans la bouche, se mastique, s’avale, se digère et s’ingère. Paul Valéry écrivait dans ses cahiers que «le loup est fait de moutons assimilés» : ce qui signifierait alors que nous sommes faits des images que nous avons assimilées.
Mais qu’est-ce que cela signifie ? Manger une image consiste, après l’avoir regardée, à la détruire par un processus d’assimilation et de digestion. Assimiler consiste à rendre ce qui est autre identique à soi (simul). Cela signifie qu’il faut parvenir à rendre à rendre identique et à faire fusionner ce qui est image avec soi. Pour cela il faut manger l’image, la détruire dans la digestion pour l’incorporer. Digérer consiste à faire en sorte que ce qui à soit ne puisse plus avoir plus atteindre l’unité (dis- comme impossibilité de l’unité) de sorte qu’il puisse devenir soi en s’assimilant. Manger l’image consiste à croire qu’elle s’apparente à soi dans la consommation.
Cette thèse a été acceptée pour l’alimentation, mais a été rejetée, fortement et définitivement, pour l’histoire de l’art et des images. Précisément parce qu’Aristote invente cette manière particulière d’éprouver un plaisir (kharis) à consommer sans consommer mais bien à consommer comme un désir de plaire, plus qu’un désir d’assimiler. L’histoire de l’art et des images est alors une sorte de consommation qui laisse intact l’objet, mais dont le plaisir essentiel comme consommation est un désir de se plaire à soi-même. La forme achevée de ce processus est indiqué par Paul (1 Cor, 11-23) et deviendra ce que nous nommons une eucharistie et qui consiste très précisément à ingérer ce qui n’est plus de l’aliment mais ce qui est image et fonction. Toute l’histoire métaphysique de notre rapport à la consommation est un déchirement inexpliqué entre une consommation comme destruction et une consommation eucharistique. Nous sommes donc liés à une sorte d’interdiction de la consommation, préférant nous apprendre à saisir avec les yeux sans y toucher, sans contact et sans mastication. C’est précisément l’intérêt du travail et des recherches de Raphaël Lecoquierre, de nous laisser imaginer que nous pourrions manger, dévorer, digérer et assimiler les images. Imaginer enfin que nous puissions avoir un contact avec l’œuvre, autrement que dans cette infinie distance. Mangeons les images.
Fabien Vallos