Aujourd’hui plus de 300 personnes sont cryogénisées et plusieurs milliers d’autres attendent de l’être dans le monde. L’étude du comportement des êtres vivants exposés au froid est une discipline nommée cryobiologie, nommée d’après le mot grec « kryos » qui signifie « froid ». Elle étudie les effets provoqués par une très basse température sur le corps mais aussi les métaux. En 1962, une branche de cette discipline – la « cryogénisation » – apparaît sous la plume du professeur américain Robert Ettinger dans La Perspective de l’immortalité. Il fait l’hypothèse que de futures avancées technologiques et scientifiques permettront un jour de permettre une reviviscence, c’est-à-dire un retour à la vie après une période de conservation indéterminée. Il sera l’un des pionniers du transhumanisme dans les années 1970.
Cinq ans plus tard, en janvier 1967, James Bedford est le premier homme cryogénisé aux États-Unis. Aujourd’hui, il est toujours là, quelque part, son corps plongé dans de l’azote liquide, conservé à -196° dans l’espoir qu’un jour la science
puisse le ressusciter. De nos jours, seuls les États-Unis, la Russie et la Chine, récemment, tolèrent la cryogénisation sans avoir de cadre juridique clair. Il existe trois entreprises leaders sur ce marché en expansion : les firmes américaines Cryonics Institute et Life Foundation Alcor, et Kriorus en Russie. Elles impulsent in concreto une véritable reconfiguration de la mort au sein d’une stratégie marketing extrêmement révélatrice dès l’arrivée sur la page d’accueil de leur site internet. La cryogénisation est décrite comme une forme de biostase, c’est-à-dire comme une suspension de l’animation grâce à un état proche de l’hibernation, tandis que le défunt placé dans le cryostat est assimilé à un « patient » et non à un « défunt ». Finalement, la cryogénisation reprend des croyances ancestrales : « Habes somnum imaginem mortis » écrivait Cicéron : « La mort est un sommeil sans rêve ».
Pour une somme qui se situe entre vingt mille euros — certains ne conservent que la tête, imaginant que la science pourra leur fournir un corps de synthèse — et deux cent mille euros, les candidats peuvent aujourd’hui s’abonner à un programme
méthodiquement orchestré. Ce n’est donc plus un fantasme : la cryogénisation fait partie de notre époque, de notre culture, elle est même devenue un business.
Cette momification d’un nouveau genre a développé une méthode précise. Point de départ : le concept de « mort informationnelle ». Cette théorie (non prouvée) repose sur le fait que le cerveau conserve l’individualité d’une personne, même si la mort clinique est prononcée. Cette dernière engendre « la mort légale » et déclenche une prise en charge optimisée des « patients » (le terme compte) dans les six heures. Puis, les corps rejoignent les entrepôts de cryogénisation qui conserveront pour une durée indéterminée les cadavres dont le sang a été remplacé par un mélange de glycérine faisant office d’antigel.
Ce pari sur l’avenir est légalement prohibé partout ailleurs, ce qui a pu déclencher des vagues de protestation comme en 2014, lorsqu’une adolescente britannique a obtenu un droit officiel à la cryogénisation sur le territoire américain, se sachant condamnée. Dans le langage courant, l’immortalité est définie comme le fait d’être immortel, c’est-à-dire de ne pas être sujet à la mort, de ne pas mourir. Ce terme est aujourd’hui dépourvu d’acception juridique spécifique et force à interroger la légalité et le bien-fondé de la cryogénisation. Autrement dit, sans corps, la personne juridique est censée disparaître.
La cryogénisation relève encore de la spéculation même si Aliens, Austin Power, Resident Evil, Avatar, Interstellar ou encore Captain America nourrissent ce fantasme. Pourtant, des découvertes récentes relancent l’intérêt des scientifiques,
comme le réveil d’un tardigrade congelé pendant 30 ans ou un rein de lapin vitrifié puis transplanté avec succès chez un autre lapin. À l’aune de ces annonces, la perspective de l’immortalité ne paraît plus tout à fait invraisemblable pour certains.
In fine, si la cryogénisation fait un jour la démonstration de ses possibilités effectives, à quoi ressembleront les données postmortem ? En France, la loi pour une République numérique de 2016 aborde la question de la « mort numérique », désormais, il appartient aux individus de décider de leur vivant ce qu’il adviendra de leurs données après leur mort. De nombreuses questions économiques, éthiques et philosophiques se poseront à terme pour ces « sleeping beauties ». Seront-elles désirées dans le monde d’après ? Pourront-elles s’adapter ? De quoi hériteront-elles ? Toutes ces réflexions et le caractère spectaculaire de ce secteur en pleine croissance sont le reflet d’une tendance contemporaine. Elles révèlent quelque chose de notre société et de son rapport à la mort, comme si elle était désormais refoulée, cachée, médicalisée, procrastinée voire inconcevable.