Jamais sans mon livre, la place du livre dans l’œuvre de Stéphanie Solinas
Par Emmanuelle Kouchner
J’ai rencontré Stéphanie Solinas, il y a une dizaine d’années, grâce à Dominique Lambert.
Dominique a de nombreux homonymes. Il est le prénom mixte le plus donné en France et un des noms de famille français les plus courants. Il est surtout un beau coffret de 21 ouvrages, né en 2010 dans l’atelier de l’artiste, décliné en livre d’artiste, puis en ouvrage « multiple -unique » quelques années plus tard.
Dès ses débuts, dans son rêve de percer le secret de ce qui constitue nos identités, Stéphanie Solinas interroge la photographie sous toutes ses formes et met au point des protocoles.
Pour cette artiste formée à l’ENS Louis lumière et docteure en arts plastiques, auteure de nombreuses constellations artistiques, le cheminement intellectuel qui mène à l’œuvre fait partie intégrante de celle-ci. La plupart de ses œuvres faisant partie d’ensembles plus vastes, le livre est soit la matrice du projet comme avec Dominique Lambert, soit une des pièces maitresses qui lui permet d’être dans un échange intime avec le spectateur-lecteur. L’appétence de Stéphanie Solinas pour le livre unique qui, même lorsqu’il est édité en série possède toujours un élément différenciant, lui permet de rendre le lecteur acteur de l’œuvre. Toutefois, de Dominique Lambert (2004-2010) à Le soleil ni la mort (delpire & co, 2022), si l’on regarde ses différentes productions on assiste à un léger glissement de sens dans l’utilisation du support livre. Du livre objet d’art et objet de restitution d’une investigation, on passe à une forme de maturité où le livre devient un espace philosophique et poétique.
Dominique Lambert, livre d’artiste, est composé de 21 livres dans un coffret, chacun des livres peut s’exposer, ouvert en accordéon pour présenter l’ensemble de la quête d’identité.
Dominique Lambert est une étude en 6 étapes de tous les Dominique Lambert de France, fondée sur les outils officiels de représentation de l’identité. Solinas a ainsi défini comme population d’étude les 191 Dominique Lambert répertoriés dans l’annuaire des particuliers (Pages Blanches, France). Par courrier, Solinas a demandé à chacun des Dominique Lambert de remplir un «portrait chinois». À partir de ce dernier, pour ceux ayant répondu, Solinas a élaboré un portrait écrit, avec l’aide du Comité Consultatif pour la Description des Dominique Lambert (composé d’un psychologue, un statisticien, un inspecteur de police, un juriste). Ce texte a constitué la base du portrait dessiné par le peintre Benoît Bonnemaison-Fitte. Le portrait dessiné a ensuite été transformé en portrait-robot par Dominique Ledée, enquêteur de police de l’Identité Judiciaire. Solinas a alors recherché un modèle présentant une ressemblance évidente avec ce portrait-robot, pour le photographier. Une enveloppe cachetée contenant la photographie d’identité du Dominique Lambert auteur du «portrait chinois» clôt la chaîne des représentations.
Ce livre-œuvre permet à Solinas d’exprimer au mieux son questionnement autour de l’identité. Le livre est le lieu où s’agencent les différentes étapes du travail. Dans un second temps, l’artiste en propose une deuxième version en édition limitée, sous la forme d’un gros dossier, évoquant le dossier de police, pour offrir à l’acquéreur la possibilité de faire la vérification de la ressemblance grâce à un système d’activation. L’acquéreur doit écrire à l’artiste qui envoie chaque semaine une enveloppe contenant la véritable photo d’identité de chacun des Dominique Lambert. Le livre est donc bien le seul endroit où l’on peut vérifier la ressemblance des « portraits-robot » et des vrais Dominique Lambert. Qui plus est, chaque livre est unique car les enveloppes qui sont incorporées à l’œuvre sont adressées à une personne en particulier.
Cet ouvrage fait partie des collections de la bibliothèque Kandisky et de la BNF, section livres rares. Martin Parr, infatigable collectionneur, en possède également une version.
Mais Solinas ne s’arrête pas là, dans son souci de prolonger l’échange avec le lecteur, et à l’occasion des 10 ans de l’envoi de leur photo d’identité par les 20 Dominique Lambert, elle initie une édition plus grand public, en noir et Blanc (chez RVB Books) avec en vrac les photomatons des Dominique Lambert mais sans moyen autre que de deviner à quelle personne ils appartiennent. Libre à chaque lecteur de composer son propre livre.
Sans titre (M. Bertillon) – Deux faces est le portrait d’Alphonse Bertillon, le célèbre inventeur de la photo d’identité. Grâce à un logiciel Solinas produit une interprétation tridimensionnelle de son visage, qu’elle reconstitue en papiers découpés et réassemblés pour recréer, en double face, un regard omniscient. Avec cet ouvrage, l’artiste poursuit sa quête d’identité et fait une incursion dans le livre objet poussé à son paroxysme, il devient une sculpture.
L’Édition limitée sous plexiglas, est de 23 exemplaires comme les 23 éléments à découper pour fabriquer le visage de Bertillon. Elle est vendue avec le masque reconstitué.
Les 250 exemplaires de l’édition « courante » publié par RVB Books, sont proposés avec le masque non monté. Une fois, le masque reconstitué, il reste dans le livre la photographie face/profil de Bertillon ce qui correspond aux recommandations de la fiche signalétique tel qu’il l’a établie en 1893. Pour fabriquer cet objet incroyable, Stéphanie Solinas a travaillé avec un logiciel de reconnaissance faciale de l’université de Cambridge pour établir la version en 3D. Au XIXe siècle, Bertillon avait soumis son corps à son système afin de le promouvoir, aujourd’hui la boucle est bouclée, l’« hommage » de l’artiste à l’inventeur de l’identité est rendu grâce aux moyen les plus modernes de fichage. Avec ce livre sculpture, Stéphanie réalise son rêve de rencontrer Bertillon. Elle le soumet à son propre système de valeurs (images/ texte/ numérique) pour le faire advenir. Qui plus est ce masque, une fois réalisé, nous permet de nous cacher derrière lui. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’artiste a choisi des extraits de la biographie Vie d’Alphonse Bertillon, écrite par sa nièce, et a été photographier les 23 lieux qui ont comptés dans sa vie selon les critères attendus d’une photographie de scènes de crime. Chaque partie de ce livre révèle la démarche de Stéphanie Solinas qui procède par pièce du puzzle pour cerner son sujet.
À travers un exemplaire du livre Autoportrait d’ Édouard Levé, publié aux éditions POL, Stéphanie Solinas fait son propre autoportrait en opérant un discret recouvrement du texte. Se reconnaissant dans certains énoncés, elle abrite ainsi son propre autoportrait dans celui de l’auteur. C’est la première fois que l’artiste intervient sur un ouvrage préexistant. Ici le livre pris comme objet physique est intégré à l’œuvre. Ce qui est intéressant c’est qu’il existe 2 versions différentes : au fil du temps Solinas ne garde pas toujours les mêmes phrases. Ce qui de prime abord pourrait apparaitre comme une œuvre figée est en fait évolutive. Le livre qui par essence est la version reproductible d’une œuvre est ici détourné. On retrouve l’obsession du livre unique, qui jusque-là apparaissait en filigrane dans le travail de Solinas et qui est ici assumé. L’œuvre est unique et évolutive, comme notre identité.
Avec Déserteurs (2013), Stéphanie Solinas pose la question de notre existence face à l’effacement des images. Parcourant une à une les 70000 sépultures du cimetière du Père Lachaise à Paris, Solinas a identifié 379 «disparitions», qu’elle a photographiées. Il s’agit des reliquats des portraits photographiques de défunts qui ornaient les tombes et que le temps a détruit. Sur chacune des images réalisées, elle grave, à même le tirage photographique, les coordonnées de géolocalisation de la tombe en utilisant l’écriture braille – comme un appel à ranimer les identités qui s’effacent, par une visite, un regard, une présence. Le livre Déserteurs, tiré à 100 exemplaires, regroupe justement 100 images choisies parmi les 379 tombes de disparus. Chaque livre est unique, dissimulant une photographie toujours différente sur laquelle l’artiste a inscrit ses coordonnées en braille. Par cette intervention, elle lie chaque acquéreur à un «déserteur» spécifique – l’invitant à lui rendre une visite qui le soustraira à l’oubli. Ce livre est construit de telle façon que le regardeur-lecteur doive s’engager physiquement, passer plusieurs obstacles (le fourreau, la sur-couverture, la page à déplier) avant d’arriver à l’image de « son » disparu.
Depuis ses débuts, Stéphanie Solinas explore l’identité à l’aune de la science et aujourd’hui des croyances. Dans cette quête, le livre fonctionne comme un espace philosophique et poétique, doublement activé par l’artiste et le lecteur. L’artiste y déploie sa pensée, déroule les étapes qui lui ont permis d’épuiser un sujet — si tant est qu’un sujet soit jamais épuisé chez Stéphanie Solinas. Plus qu’un simple médium le livre est un élément consubstantiel de son travail. On sent dans chacun d’eux une profonde nécessité. Le livre ne sert pas à montrer un travail, il est le travail.
Ce texte a originellement été publié dans le 20e numéro de The Photobook Review, automne 2021.
QUELQUES LIVRES DE STÉPHANIE SOLINAS
Le soleil ni la mort
Stéphanie Solinas
39,00€
Dominique Lambert
Stéphanie Solinas
34,00€
Guide du pourquoi pas ?
Stéphanie Solinas
17,00€
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